Les années post-crise de 2008 ont vu émerger un phénomène nouveau en Europe, en particulier sur sa rive méditerranéenne : le populisme de gauche. Celui-ci s’inscrit néanmoins dans une histoire plus longue et une géographie plus vaste, dont le contenu et les limites font l’objet de débats. Par ailleurs, ces expériences politiques sont la plupart du temps explicitement liées à une tradition théorique particulière, impulsée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, qui analyse la formation des identités collectives dans une perspective post-marxiste. Le populisme de gauche et le corpus théorique qui l’accompagne, ont fait l’objet de critiques provenant principalement d’auteurs libéraux et de certaines sensibilités de la gauche (marxistes et libertaires). Au-delà de la question de leur pertinence, le geste critique dont elles procèdent est indispensable à l’heure où le cycle électoral ouvert par la Grande récession de 2008 semble se refermer, invitant à soumettre les partis-mouvements populistes de gauche à un bilan critique et provisoire. Il faut cependant éviter les deux écueils symétriques qu’on retrouve parfois parmi la foisonnante littérature consacrée au populisme de gauche : d’une part, les approches qui assimilent le populisme à une « menace » ou une « pathologie » ; d’autre part, les approches qui voient dans le populisme de gauche la « solution miracle » aux défis et impasses stratégiques auxquels se heurte actuellement la gauche. Le bilan de ces expériences politiques est en effet contrasté. Après des débuts prometteurs et une irruption spectaculaire dans leur jeu politique national, ces mouvements ont connu des trajectoires assez semblables : défaites ou stagnation électorales, dissensions internes allant parfois jusqu’à la scission, transformation du discours, mise en œuvre difficile de leur projet de transformation sociale une fois au pouvoir. La gauche populiste européenne des années 2010 se heurte à des contraintes externes et contradictions internes. Afin d’étudier ce cycle populiste de gauche tout en évitant les mauvais réflexes de la littérature sur le populisme (eurocentrisme, regard ahistorique, approche « thérapeutique », etc.), trois approches complémentaires méritent d’être mobilisées : la généalogie historique, la réflexion théorique et l’étude empirique. Ce 2ème volume de la revue Populisme se propose de dresser un état des lieux, aussi complet que possible, des connaissances, des débats et des perspectives de recherche portant sur le populisme de gauche tel qu’il s’est déployé dans l’Europe post-2008. Il est ouvert à toutes les disciplines (sociologie, science politique, histoire, philosophie, anthropologie) ainsi qu’à des approches comparatives incluant des cas extra-européens, contemporains ou historiques, du populisme de gauche.
Sans prétention à l’exhaustivité, trois axes de recherches seront privilégiés :
- Force et faiblesses du populisme de gauche
Ce dossier fera place à l’étude de l’électorat, de la composition militante, du répertoire d’actions, du mode d’organisation, du rapport aux mouvements sociaux, de la stratégie d’alliances, du discours, de la pratique du pouvoir et des politiques publiques des forces populistes de gauche ; étant entendu que ces différents éléments peuvent varier dans le temps et dans l’espace, d’un mouvement populiste à un autre, variations elles-mêmes au cœur de l’enquête sociologique. Les partis populistes de gauche réalisent souvent des percées électorales fulgurantes mais ils peinent à s’inscrire dans la durée et à maintenir leur étiage. Comment rendre compte de cette faible endurance ? Elle semble tenir en partie au profil de l’électorat populiste, à la fois volatil et infidèle, facilement tenté par l’abstention ou la migration vers un parti rival. Une seconde explication a trait à la structuration des mouvements populistes de gauche. Leur agilité tactique semble aller de pair avec une grande fragilité stratégique, l’une et l’autre résultant des mêmes facteurs : une organisation collective qui dépend fortement du leader, telle une pyramide qui repose sur le sommet ; une virtuosité dans la communication et le maniement des réseaux sociaux qui peut se retourner contre eux à la moindre erreur ; une structure souple, légère et informelle qui favorise la réactivité mais à laquelle fait défaut l’implantation locale, l’ancrage social, le maillage territorial, une culture commune, une discipline collective, des espaces de débat, de pluralisme et de démocratie interne.
- Evolution et institutionnalisation : un destin inévitable ?
L’observation sur la durée invite aussi à se demander si, au fil du temps, les mouvements populistes n’ont pas tendance à devenir des « partis comme les autres » ? Ils revendiquent au départ une forme-mouvement en rupture avec la forme-parti, jugée obsolète, mais cette ambition initiale semble s’amenuiser voire disparaître lorsqu’arrive l’épreuve du pouvoir (conquête d’une mairie, entrée au parlement ou au gouvernement). De plus, alors que Podemos et la France insoumise souhaitaient initialement remplacer les socialistes et les communistes afin d’imposer leur domination à gauche, ils ont progressivement adopté une attitude plus ouverte et modeste, se traduisant par des alliances avec d’autres forces de gauche. Un tel revirement stratégique est-il le signe d’une trajectoire de moins en moins « populiste » et de plus en plus « de gauche » ? Outre la question des alliances, comment évolue la place du leader, le fonctionnement interne, le rôle du groupe parlementaire, l’organisation territoriale, les liens avec les mouvements sociaux et la société civile organisée ? Différentes notions ont été avancées pour analyser la spécificité organisationnelle du populisme de gauche : « parti plateforme » met l’accent sur la dimension participative, « parti digital » met en avant le rapport au numérique et aux réseaux sociaux (Gerbaudo, 2018), « parti-mouvement » attire l’attention sur le rapport entre la rue et les urnes (Della Porta et al, 2017), « entreprise partisane » place au cœur de l’analyse les capitaux investis et conquis par les membres de ces mouvements, « parti décartélisé » insiste sur l’ancrage dans la société civile et sur le mode de financement citoyen, « parti personnel » souligne la centralité du leader-fondateur, etc. Chacune de ces notions présente des avantages mais aussi des limites qu’il convient d’analyser.
- Expliquer l’avènement, les succès et les échecs du populisme de gauche
Enfin, de nombreuses recherches comparatives en science politique interrogent les conditions d’émergence des forces populistes de gauche en Europe (Damiani, 2020 ; Charalambous et Ioannou, 2019 ; Katsambekis et Kioupkiolis, 2019), mais aussi en Amérique latine (Anria, 2013 ; Van Cott, 2005). Il semblerait que l’émergence de telles forces soit souvent précédée d’une crise économique et politique d’ampleur, qui « ouvre » le jeu politique, permet l’ascension de nouveaux acteurs, pour peu qu’ils sachent capter et capitaliser sur les aspirations populaires, ce qui semble être l’une des forces du populisme de gauche. Le degré de conflictualité sociale et l’incapacité des partis de gouvernement à apporter des réponses aux revendications des mobilisations (démocratiques, altermondialistes, écologiques, féministes, antiracistes, etc.) semblent également constituer un terreau favorable pour le populisme de gauche. La réflexion sur les facteurs d’émergence peut être transposée aux déterminants de la réussite (ou de l’échec) de ces mouvements : quels facteurs (endogènes et exogènes) favorisent le succès des populistes de gauche, et à quoi se mesure ce succès ? Pourquoi, par exemple, Bernie Sanders et Jeremy Corbyn ont échoué à accéder au gouvernement là où Syriza et Podemos ont réussi : est-ce dû aux règles du jeu électoral, au contexte économique, à l’état du système partisan, à la stratégie déployée par chacune de ces forces ? Conformément à l’héritage gramscien des théoriciens du populisme de gauche, le succès ne devrait-il pas être défini de façon plus exigeante comme la capacité à construire une nouvelle hégémonie politique dans le long terme, et celle-ci est-elle compatible avec l’électoralisme explicitement affiché par certains de ces mouvements ?
Contributions
Les autrices et auteurs sont invités à envoyer une proposition de contribution (environ 6000 signes) aux responsables du numéro (manuelcerveramarzal@gmail.com et arturbor@gmail.com) avant le 15 avril 2021, en précisant leur affiliation universitaire. Les autrices et auteurs dont la proposition de contribution aura été retenue par le comité de rédaction seront invité.e.s à soumettre un article complet (entre 40 et 50 000 signes) pour le 15 juillet 2021.
Les articles peuvent être rédigés en anglais ou en français.
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