Le Professeur A.James McAdams et le doctorant Alejandro Castrillon (biographies en bas de page) ont coordonné l’ouvrage Contemporary Far-Right Thinkers and the Future of Liberal Democracy. Un an après sa sortie de presse, la Revue Populisme revient sur les intellectuels qui façonnent l’action des leaders d’extrême droite, notamment en Italie et en Suède.
La Revue Populisme : Il y a un an, vous avez coordonné un ouvrage important intitulé « Contemporary Far-Right Thinkers and the Future of Liberal Democracy ». La démarche est assez unique en son genre pour deux raisons : d’abord la très grande partie de la littérature (anglophone et francophone) porte sur les acteurs, les menaces qu’ils représentent, et les programmes politiques des structures qu’ils portent ; ensuite il n’est pas rare (dans le champ de la recherche sur les droites radicales et l’extrême droite) qu’on accorde peu de crédit au sérieux des travaux et des théories produits par ces acteurs. C’est donc un projet singulier !
Votre ouvrage porte sur des penseurs et pas des acteurs. Qu’est-ce qui vous a amené à faire ce choix ? L’extrême droite serait-elle devenue plus intellectuelle ? Plus réfléchie ? Mieux armée conceptuellement ?
Professeur A.James McAdams et Mr Alejandro Castrillon : Nous avons choisi d’écrire sur ces penseurs contemporains, pas seulement parce que leurs idées représentent des menaces pour la démocratie libérale. Mais parce que leurs raisonnements intellectuels sont mauvais dans un sens nouveau : Ils attaquent la démocratie de l’intérieur, ils ne sont pas de simple montages intellectuels qui visent à discréditer l’efficacité et la légitimité de la démocratie (comme le fot ouvertement les fascistes, ou les Nazis hier), ils pénètrent dans ses rouages les plus profonds pour affaiblir certaines valeurs et certains principes.
L’enjeu, pour le chercheur qui tente de comprendre cette dynamique, c’est de saisir quel aspect de la démocratie est mobilisé contre quel autre aspect, c’est un défi majeur sur le plan intellectuel.
Dans un univers numérique où tout se vaut, tout est vu, tout est vain, où l’étalon de la vérité scientifique ne vaut pas plus qu’une publicité politique mensongère achetée pour être diffusée sur Facebook, nous oublions le pouvoir des idées – surtout lorsqu’elles sont bien agencées et cohérentes – et l’impact qu’elles ont sur la vie politique. Certaines idées peuvent être a priori cohérentes et légitimes (droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, droit à l’identité, etc.) mais très dangereuses lorsqu’elles sont intégrées dans un système théorique plus global et bien charpenté.
Les théories et concepts développés par les penseurs d’extrême droite dans cet ouvrage sont d’autant plus significatifs qu’ils sont déjà insérés dans les grands courants de la politique, c’est donc une récupération d’idées établies à l’intérieur du débat public démocratique dans une perspective non pas de détruire la démocratie pour construire un état dictatorial ou totalitaire, mais pour retourner une partie de ses principes contre d’autres principes. En se concentrant sur les penseurs plutôt qu’exclusivement sur les acteurs politiques, nous voulions déterminer les éléments principaux de la pensée d’extrême droite et comprendre pourquoi cela représente un nouveau type de menace.
Nous nous concentrons sur un large éventail de penseurs d’extrême droite en Amérique, en Europe et en Australie qui ont de sérieuses aspirations intellectuelles, et qui intègrent leurs idées sous le sceau d’une nouvelle avant-garde intellectuelle. Par exemple, ce qui est remarquable dans la plupart de leurs arguments, c’est qu’ils dénoncent la discrimination et le racisme et qu’ils défendent sincèrement la démocratie, mais la démocratie entendue dans un sens restrictif et sélectif.
Plus personne n’entend de leur part l’idée d’une quelconque supériorité raciale ou ethnique. La plupart prennent une certaine distance vis-à-vis des fascismes du 20ème siècle. Ils ont aussi tendance à être élitiste plutôt que populiste alors que précisément le populisme est profondément antiélitiste, mais c’est un élitisme d’un genre différent, il ne s’agit pas de se positionner au-dessus du peuple avec mépris pour le spolier, c’est un élitisme intellectuel : nous allons mettre notre intelligence au service du peuple contre les mondialistes, les cosmopolites, les corrompus, etc.
C’est donc la force intellectuelle de certains penseurs marqués à l’extrême droite qui a animé la construction de l’ouvrage. Parmi les auteurs étudiés dans le livre par exemple, certains ont reçu des reconnaissances intellectuelles, comme Alain de Benoist, notamment de la part de la prestigieuse Académie Française. D’autres, comme Jason Jorjani, continue à masquer avec une façade intellectuelle intelligente et subtile des idées radicales promouvant un eugénisme racial et même l’établissement de camp de concentration… Quelques-uns, comme les Jeunes Conservateurs de Russie et Patrick Buchanan, sont des intellectuels qui ont traversé la vie politique sur plusieurs décennies. Ces penseurs ne sont pas nécessairement faits du même bois, il existe de fortes différences entre les uns et les autres, mais tous partagent une perspective commune et soulignent l’importance de l’identité.
La Revue Populisme : Comment des idées produites par des intellectuels touchent des milieux plus militants voire plus violents qui ne lisent pas toujours ce genre de littérature ? Voyez-vous un lien ou plutôt une distance entre ceux qui produisent des idées et ceux qui agissent sur le terrain ?
Professeur A.James McAdams et Mr Alejandro Castrillon : Oui, c’est une question très importante parce que les groupes, les militants et les penseurs évoqués dans l’ouvrage ne parlent en effet pas entre eux directement. Ce n’est cependant pas propre à l’extrême droite mais un phénomène connu en politique, il y a les théoriciens et les idéologues, ensuite ceux qui vont les lires, les vulgariser, faire des conférences, puis ceux qui ont assisté aux conférences qui vont à leur tour en parler dans les groupes et les sections locales, etc. Bref, au final les idées sont simplifiées et circulent. Et surtout, après, elles réapparaissent dans la bouche des leaders lors des meetings.
Ce que les militants font, c’est donner aux intellectuels des plateformes pour faire valoir leur point de vue. Les intellectuels, quant à eux, fournissent aux militants des arguments sophistiqués pour justifier leur comportement. L’originalité du livre, c’est qu’il porte sur les producteurs d’idées et pas sur les militants ou les structures.
La Revue Populisme : D’une certaine manière, le titre de votre livre porte un engagement fort, vous ne parlez pas de démocratie mais de démocratie libérale, ce qui renvoie à une perception plus précise et plus spécifique de la démocratie. Ce choix veut-il dire que les penseurs dans le livre ne sont pas hostiles à la démocratie en général (élections libres, pluralisme, séparation des pouvoirs, etc.) mais à une forme particulière de démocratie ? La démocratie libérale…
Professeur A.James McAdams et Mr Alejandro Castrillon : Américains, Européens et Australiens se réfèrent constamment à nos formes de gouvernements comme étant des régimes démocratiques indirects, c’est-à-dire représentatifs. Aussi loin que cela puisse paraitre, cette déclaration est vraie ! Nos pays sont des républiques représentatives fondées sur le respect de la dignité humaine (la place donnée aux droits de l’homme, aux minorités, etc., caractérise le degré de libéralisme d’un régime démocratique). La balance du législatif, de l’exécutif et des institutions judiciaires – le système de poids et contre-poids (checks and balances) -, le respect des droits individuels, et une adhésion à l’idée de la souveraineté populaire sont le fondement de tous régimes démocratiques dignes de ce nom.
En comparaison, la majorité des penseurs d’extrême droite inclus dans notre ouvrage est hostile à la démocratie libérale, même s’ils proclament être ses défenseurs. Utilisant à la fois les qualificatifs « illibéraux » et « anti-libéraux », ils affirment que les idées libérales apportent le « cosmopolitisme » et une forme répressive des droits individuels.
Dans leur regard, le peuple s’épanouit et réalise son potentiel en rejetant les contraintes de l’individualisme libéral et en explorant les identités distinctives qu’ils partagent avec leurs semblables. Pour ces critiques d’extrême droite, le problème ne vient pas de la démocratie en elle-même, mais provient plutôt de l’hypothèse libérale selon laquelle une personne peut trouver sa propre estime de soi en dehors de sa communauté respective. En d’autres termes, l’homme n’existe que par son groupe, son ethnie, son histoire, son territoire, il ne peut en aucun cas s’octroyer une identité choisie, une orientation sexuelle, une histoire personnelle, l’homme n’est rien, sa communauté est « tout ».
Naturellement, ils ont des vues différentes de ce qui devrait occuper une place importante dans l’identité. Quel que soit leur penchant particulier, ils utilisent leur définition étroite de la démocratie pour assurer que leur groupe respectif finira par dominer les autres qui ne sont pas comme eux. Si la visibilité et l’influence de ce mode de pensée s’accroissent, et de nombreux signes indiquent que c’est déjà le cas, nous avons de bonnes raisons de craindre que les droits des groupes minoritaires, tels que celui des immigrants et celui des minorités religieuses, seront mis en péril.
La Revue Populisme : vous travaillez aux États-Unis, peut-on dire que l’histoire de la démocratie aux États-Unis est plus proche de la démocratie au sens large (élections, séparation des pouvoirs, etc.) que la démocratie au sens libéral ?
Professeur A.James McAdams et Mr Alejandro Castrillon : Je classifie toutes les démocraties occidentales comme étant des démocraties libérales. Ainsi, les États européens et américains disposent d’institutions démocratiques, d’exécutifs, des partis politiques, et ainsi de suite. Et en même temps, ces institutions sont imprégnées de valeurs distinctives que tous les Etats acceptent, telles que l’égalité des droits ainsi que l’engagement de traiter tous les êtres humains de la même manière. C’est pourquoi nous devrions être attentif au fait que les institutions démocratiques ne peuvent survivre sans la présence de cultures qui rendent possible le vivre ensemble et permettent de mener des vies vertueuses. Une démocratie libérale ne peut pas fonctionner mécaniquement comme si les gens et les idées n’existaient pas, si les idées des penseur étudiés dans cet ouvrage deviennent dominantes, les institutions suivront la tendance.
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Table des matières
Introduction
1. Contemporary Far-Right Thinkers in the Era of Liberal Democratic Crisis
A. James McAdams
Foundations of Far-Right Thought
2. Far-Right Intellectuals and the Illiberal Discourses of Identity
Sarah Shurts
3. Pat Buchanan, Far-Right Thinking, Ethnic Loyalty, and Liberal Democracy
Jérôme Jamin
4. Guillaume Faye, from New Right Intellectual to Prophet of the Racial Civil War
Jean-Yves Camus
Theory in Context
5. Making the Case for “Difference”: From the Nouvelle Droite to the Identitarians and the New Vanguardists
A. James McAdams
6. Geopolitics or Ethnopolitics? Guillaume Faye, the European Far Right, and the “Russia Problem”
Mark Bassin
7. Quillette, Classical Liberalism, and the International New Right
Imogen Richards and Callum Jones
8. The Emergence of the Russian Young Conservatives
Marlene Laruelle
From Illiberalism to Extremism
9. The Making of Alt-History in Post-Communist Slovakia: Martin Lacko’s Construction of a Proud Nation
Nina Paulovicova
10. The Conservative Revolution of the 21st Century: The Curious Case of Jason Jorjani
Ronald Beiner
11. Beyond America: The Rise of the European Alt-Right
José Pedro Zúquete
Into the Future
12. The “Groyper” Movement in the US: Challenges for the Post-Alt-Right
George Hawley
13. Metapolitics, Masculinity, and Technology in the Rise of “Bronze Age Pervert”
Josh Vandiver
14. Regeneration on the Right: Visions of the Future, Past and Present
Emma Planinc
Conclusion
15. The Shifting Faces of Far-Right Identity and the Future of Liberal Democracy
Alejandro Castrillon
Sur le livre :
“A. James McAdams and Alejandro Castrillon have produced an excellent collection on the connections among the French Nouvelle droite, the Alt-right, and the Paleoconservative movement. The diverse contributors, who span the globe, admirably account for the evolution of the extreme Right in the context of the crisis of liberal society and show that it is not necessarily backward looking. It can also be modern and avant-garde. Moreover, they call our attention to the persistence of the racial question for the extreme Right. A salutary book for everyone. A must read!”
Stéphane François, University of Mons, Belgium
“With its thorough and insightful analyses of a wide range of extreme-right thinkers and their sustained efforts to reach a broader political audience and influence public opinion, this important collection sheds crucial light on the battle of ideas that liberal democracy is facing in the early 21st century. Given the worrisome advance of rightwing populism, which draws a number of its appeals from this intellectual cauldron, it is high time to take this ideological milieu seriously. McAdams, Castrillon and their expert contributors make a major contribution by systematically elucidating radical-right thought in Europe, the United States, and beyond.”
Kurt Weyland, University of Texas at Austin, USA
“For anyone who believed that fascism was defeated on the battlefield in World War II, this volume will provide a bracing wake-up call. Whether calling itself the “Alt-right,” “Young Conservatism,” or “White Nationalism,” the thinkers discussed here are all motivated by an intense animus against liberal democracy. This book should be read by anyone wishing to understand the philosophic roots of what took place in Washington DC on January 6, 2021.”
Steven B. Smith, Yale University, USA, and author of Reclaiming Patriotism in an Age of Extremes
“Here at last we have a series of genuinely scholarly engagements with a wide range of propagandists for ‘differentialist racism’ in several of its New Right, Identitarian, and overtly racist dialects. No matter how abstruse or ‘metapolitical’ these thinkers seem, understanding them matters because they supply the discourse for a broad spectrum of right-wing populist and neo-fascist movements chipping away at the foundations of liberal democracy all over the world.”
Roger Griffin, Oxford Brookes University, UK, and author of Fascism: An Introduction to Comparative Fascist Studies
“For years we have ignored far-right thinkers as primitive or irrelevant, at our own peril. Now that far-right politics has entered the political mainstream, we no longer have this luxury. Many of the thinkers in this book have evaded serious analysis, despite having profoundly affected politics. Others might seem marginal now, but so did people like Alain de Benoist a few decades ago. To protect liberal democracy against their ideas, we first must understand them. This book is an essential guide for that purpose.”
Cas Mudde, University of Georgia, USA, and author of The Far Right Today
“McAdams and Castrillon have assembled a diverse team of brilliant scholars to provide a comprehensive overview of the main themes and concerns of far-right thinkers in Europe, North America, and beyond. By taking the ideas and ideals of anti-liberal movements seriously, this volume collectively gives the reader an intimate understanding of the main intellectual concerns animating anti-democratic activists in the developed world–and a heightened sense of just how dangerous these movements may turn out to be for the future of global democracy.”
Steve E. Hanson, Lettie Pate Evans Professor of Government at William & Mary, USA
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Biographies des directeurs de l’ouvrage :
A. James McAdams est professeur en affaires international, il dispense également des cours de politique comparée et de théorie politique en Europe pour le département de science politique de l’Université de Notre Dame, en Indiana aux Etats-Unis. Il a travaillé sur les affaires européennes entre 2002 et 2018 en tant que directeur du Nanovic Institute for European Studies European. Le professeur McAdams a également travaillé sur le communisme en Allemagne entre 1949 et 1989, mais également sur le communisme en général. Il a d’ailleurs récemment publié ouvrage à ce sujet, « Vanguard of the Revolution: The Global Idea of the Communist Party” (Princeton University Press). Ce dernier livre présente une histoire politique du communisme et du défi qu’il représente pour la démocratie. Sa carrière à l’Université de Notre-Dame commença en 1992 et depuis il fut récompensé par plusieurs prix pour son excellence dans son enseignement.
Alejandro Castrillón est doctorant en théorie politique et en relation international. Diplômé avec honneur pour son bachelier en philosophie, science politique et en histoire à l’université de Boston, il poursuivit avec succès une maitrise en affaire international à l’institut d’étude international et du développement de Genève. Ensuite, il obtint une maitrise à l’Université de Notre-Dame en étude Ibérique et d’Amérique Latine. Sa thèse porte sur la pensée politique de Simon Bolivar et la manière avec laquelle il utilise, adapte et transforme la philosophie politique européenne dans le contexte de l’Amérique Latine.