Résumé
Le populisme de droite est souvent présenté tel une « vague » déferlant sur les démocraties. Sans minimiser l’importance de ses dynamiques, cet article cherche à circonscrire leurs fragilités dans les pays ouest-européens à travers trois sous-ensembles : 1) les partis en désescalade, souvent au profit d’une autre formation plus ou moins populiste à qui ils redistribuent leurs voix ; 2) les formations radicales, toutes en impasse électorale mais pouvant construire des problèmes sociaux ; 3) les partis inscrits dans la course au pouvoir. Finalement, il s’avère que l’électorat récuse tant l’extrême droite néofasciste que la droite postfasciste, au bénéfice d’une offre anti-oligarchie et altérophobe. Certes, le passage d’une offre de régimes à celle de partis se constituant tels des lobbies ethnoculturels au sein d’un ordre institutionnel pluraliste révèle l’adaptabilité d’une vision du monde née au xixe siècle au contexte actuel. Néanmoins, en devenant un objet de consommation au sein d’un marché politique, ces forces politiques sont soumises à des fluctuations faisant apparaître des difficultés structurelles (entres autres : difficulté à pénétrer les classes supérieures ; transferts de suffrages dues à la perte d’autonomie de leur offre politique lors de leurs tentatives de normalisation ; radicalisation violente).
Avertissement et mise en contexte
Dans le contexte français des élections locales de 2015, l’omniprésent storytelling quant à l’« irrésistible ascension » de Marine Le Pen et du Front national (FN) m’avait paru représenter une forme de bulle spéculative, voire de pyramide de Ponzi, entretenue de toutes parts, parfois vécue empiriquement comme telle par les nouveaux militants – une enquête publiée l’année suivante montrait que 36 % des adhérents du FN âgés de 14 à 35 ans interrogés espéraient devenir députés ou sénateurs dans les prochaines années… à un moment où le parti disposait de deux députés et d’autant de sénateurs (Ifop, « Le Front de demain », septembre 2016.). Pourtant, en 2016, le « Brexit » et l’élection de Donald Trump ont popularisé l’idée d’une « vague populiste » déferlant sur les démocraties. Ce fut alors qu’Olivier de France et Marc Verzeroli me proposèrent de contribuer à un dossier spécial « Contestations démocratiques, désordre international ? » de la Revue internationale et stratégique ( Nicolas Lebourg, « Radiographie et contextualisation des populismes », La Revue internationale et stratégique n° 106, 2017, p. 73-80). L’article produit a servi de première base à la contribution qui suit. L’une des différences notables est que j’avais alors choisi de différencier les cas par zones, en distinguant les pays européens selon qu’ils soient de tradition libérale, d’anciennes dictatures d’extrême droite, ou d’anciennes dictatures communistes. En effet, la possibilité d’une convergence entre ce qui apparaissait telle une droitisation transatlantique et l’émergence de l’illibéralisme en Europe centrale et orientale constituait un enjeu central. Si ce choix typologique avait l’intérêt d’intégrer la question des terreaux mémoriels, quatre ans après, au vu des évolutions connues, il m’apparaît heuristiquement plus pertinent de rassembler les mouvements étudiés selon leur situation d’intégration à leur marché électoral national.
Cette mise à jour s’est faite en s’appuyant sur une note coécrite avec Jean-Yves Camus en 2020 quant à l’année passée des extrêmes droites (Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg, « Les droites extrêmes en Europe, du scrutin européen de 2019 à la pandémie de covid-19 », Chaire Citoyenneté, Sciences-Po Saint-Germain-en-Laye, juin 2020.).
Depuis 2016, l’extension du domaine du populisme en Europe a peut-être été plus culturelle qu’électorale. Le phénomène vaut pour les milieux académiques : sur les quatre dernières années Google scholar propose pas moins de 61 200 articles universitaires pour la requête « populism ». Cette croissance de la notion dans l’espace public ne s’accompagne pourtant pas d’un consensus minimum quant à l’objet ; bien au contraire l’impossible définition du mot s’avère s’établir comme un poncif (A cet égard, on pourrait comparer les formes du débat intellectuel avec celles autour du mot « fascisme » : voir, Roger Griffin, « “Consensus ? Quel consensus ?”. Perspectives pour une meilleure entente entre spécialistes francophones et anglophones du fascisme », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 108, n°4, 2010, p. 53-69.).
Si la pluralité des analyses est une richesse, il me semble qu’il importe dorénavant de souligner comment un concept ne saurait être totalement disjoint de son apparition historique. Le mot « populisme » naît au XIXe siècle dans des sociétés amplement externes au clivage droite-gauche : la Russie et les États-Unis. Chez ces derniers, le mot apparaît en 1892, et la première tentative de théorisation du phénomène est un ouvrage de 1896. Cependant, c’est depuis le russe qu’est construit le mot en français, lors de la parution en 1912 d’un ouvrage du romancier Grégoire Alexisnky : La Russie moderne. Ecrivant directement en français, il traduit ainsi un terme russe pour désigner une mouvance socialiste agraire interclassiste (Juan Francisco Fuentes, (2020) « Populism, The timeline of a concept », Contributions to the History of Concepts, vol. 15, n°1, 2020, p. 47-68.). La part française de sa biographie éclaire d’ailleurs l’objet : député de la deuxième Douma, il s’est réfugié dans l’hexagone, où il est devenu un auteur respecté, critiquant l’Union soviétique (URSS) avec pondération. Au plan militant, il participe à l’Union Panrusse des Paysans et est le premier président de l’Union Nationale Révolutionnaire, organisation qui cherche à unifier la mouvance russe anti-bolchevique, en remettant la question de la forme républicaine ou monarchique de l’État à l’après-URSS, et en affirmant la nécessité que les paysans conservent leurs terres acquises (Préfecture de police (PP), « Union Panrusse des Paysans », 2 février 1925, 2 p., AN/19940500/305 ; id., « L’Union Révolutionnaire », 20 août 1926, 7 p., AN/19940500/306 ; Serge Rolet, « L’Union soviétique vue de Paris par Grégoire Alexinsky », Modernités russes, n° 13, 2012, p. 115-128.).
En somme, le « populisme », comme mot en français et comme phénomène politique transnational, n’est pas constitué que de points de vue « anti ». S’il est critique envers les élites et les institutions en place, il se veut bien a minima un dépassement empirique du clivage droite-gauche et du système partisan, avec un volontarisme social n’éliminant pas l’interclassisme.
Dès lors, on saisit comment, un siècle après cette représentation, le « populisme » peut certes constituer un phénomène traversant l’axe droite-gauche, à l’instar de la famille de « rassemblement national » analysée par Philippe Burrin (Philippe Burrin, La Dérive fasciste : Doriot, Déat, Bergery (1933-1945), Paris, Seuil, 1986.), mais entretenir une polarisation spécifique avec les extrêmes droites, sans que les deux concepts soient pour autant interchangeables. Pour cette première livraison de la revue Populisme, la contribution suivante s’efforce donc de délimiter les fragilités des populismes d’extrême droite, afin de mieux circonscrire les spécificités du phénomène.